Tatouage et rappeurs

Du 3 au 5 mars, la Grande halle de la Villette (Paris) a accueilli la nouvelle édition du Mondial du tatouage. 30 000 visiteurs ont découvert le travail des plus grands tatoueurs, des expos, mais aussi des concerts, exclusivement rock et électro. Pourtant, s’il y a bien un style musical qui aime se prendre au jeu des aiguilles, c’est le rap. Revendicatif, identitaire, ou inspiré des gangs, le tatouage des rappeurs nous en révèle plus qu’on ne le pense.

« Thug Life » sur le torse de 2Pac, des larmes au coin de l’œil de Lil Wayne, un crâne sur la main de Seth Gueko, les tatouages font partie de la panoplie des rappeurs. Ils trouvent leur inspiration dans leur propre histoire, leur identité, mais révèlent des similitudes entre eux. Des similitudes qui les différencient des autres courants musicaux. « Dans l’univers du rap et du hip hop, c’est totalement différent. Je le vois au niveau des typographies, à l’époque du rock c’était très gothique. Aujourd’hui on est dans un lettrage beaucoup plus marqué de l’univers du graff, et des tags », explique à Urban Act’ magazine, le rappeur français Sinik, qui a récemment ouvert son propre salon de tatouage à Paris : Watch My Tattoo. Si l’encre et le rap ont pris du temps à s’apprivoiser en France, elles ont pourtant trouvé leur place bien plus tôt aux États-Unis.

Une culture américaine…

« Il y a de plus en plus de rappeurs français qui se font tatouer, mais il y en a peu qui le sont beaucoup. Les premiers qui me viennent à l’esprit sont Booba et Seth Gueko », constate Sinik. Contrairement aux rappeurs européens, les Américains sont plus nombreux à être tatoués. Les plus connus : Wiz Khalifa, Lil Wayne, 2Pac, Eminem, Soulja Boy, Kid Ink, Kevin Gates, Rick Ross, The Game, Waka Flocka, ou encore Tyga. Tous sont recouverts d’encre, certains ne laissant entrevoir que quelques morceaux de peau. D’autres vont jusqu’à superposer les dessins, ou utiliser le moindre espace pour en rajouter. « Dans le rap américain, le tatouage est plus courant. C’est dans leur culture, affirme Sinik. Leur niveau de tatouage fait partie des meilleurs du monde. Sur le câble, on voit toute sorte d’émission spécialisée, comme Miami Ink. Leurs artistes, leur mode de vie, leurs joueurs de basket ont également contribué à cette culture, c’est pour ça qu’aujourd’hui les Américains ont un temps d’avance sur nous. »

Selon Valérie Rolle, sociologue et auteure de l’ouvrage L’art de tatouer, le processus de redéfinition et de réhabilitation de la pratique du tatouage est parti de la côte Est des États-Unis dans les années 1980. « L’arrivée de diplômés d’écoles d’art dans la pratique, le développement d’espaces de rencontre, comme les conventions internationales de tatouage, la diffusion de nouvelles pratiques (sanitaires, iconographiques) et de nouveaux discours sur le tatouage comme forme d’expression de soi, dont la circulation via les magazines de tatouage, ont notamment contribué à la recomposition sociale de la pratique », précise-t-elle à Urban Act’ magazine. Bien que né sur le continent américain, ce processus s’est progressivement enrichi grâce aux échanges entre tatoueurs à l’échelle internationale, dont certains sont localisés en Suisse, aux Pays-Bas ou en France, poursuit la sociologue.

L’univers des gangs américains a néanmoins fortement inspiré les tatouages des rappeurs. En dehors du lettrage, qui est tout simplement l’action de marquer avec des lettres, certains symboles sont récurrents dans le milieu du rap.

…inspirée des gangs

Dans un article publié sur le site américain Hot New Hip Hop, une journaliste détaille la signification des tatouages les plus courants chez les rappeurs en lien avec les gangs. Les crânes ou têtes de mort, par exemple, symboliseraient chez les gangsters un membre haut placé, mais il peut être représentatif, d’une façon plus morbide, d’un assassinat ou d’un acte criminel. Les rappeurs qui portent des crânes n’ont pas forcément commis un meurtre, mais le symbole pourrait renvoyer à une image négative, mortuaire, ou à une période sombre de leur vie. Waka Flocka, qui a recouvert son torse de tatouages, avec des têtes de mort notamment, avait confié au magazine Complex : « Il y a tout un tas de douleurs sur ma poitrine. Quand une personne la voit, elle peut ressentir ma douleur ». 2Pac s’était, lui, fait tatouer un crâne sur le biceps droit surmonté de l’inscription « heartless », qui signifie cruel. En dessous, on peut y lire : « My only fear of death is coming back reincarnated », soit « Ma seule peur de la mort c’est la réincarnation ». Dans le rap français, Seth Gueko est notamment connu pour son bas du crâne tatoué sur la main gauche. « J’aime beaucoup la tête de mort, c’est en plein dans l’univers des tatouages. Je suis un loubard des temps modernes. Et la tête de mort se poursuit depuis les groupes de rock, comme Iron Maiden par exemple, a-t-il expliqué au site web Konbini. J’ai toujours aimé les films d’horreur, les squelettes, les Contes de la Crypte aussi. C’était une manière de se faire une tête de mort, discrète, pouvoir la poser sur le visage pour dire “trop parler peut tuer”, c’est une belle illustration de cette phrase-là. »

À l’instar de Lil Wayne, The Game, Birdman, Kevin Gates, Nessbeal, ou Seth Gueko – qui a fait une variante -, certains rappeurs exhibent une larme au coin de l’œil. Symbole par excellence du gangster, la larme peut signifier qu’il a commis un meurtre – le nombre de larmes représentant le nombre de victimes -, qu’il a perdu un membre de son entourage, ou qu’il a été emprisonné. « Tout le monde se fait tatouer une larme sous l’œil, la larme à l’œil, mais moi j’ai l’arme à l’œil avec un flingue sous la paupière », a déclaré Seth Gueko à Konbini.

D’autres ont opté pour des ailes d’ange. Selon Hot New Hip Hop, « dans la culture traditionnelle des gangs, elles signifient la “sublimité”. Elles peuvent aussi faire référence à l’ange Gabriel, qui est connu dans la religion pour être un messager de Dieu. En fin de compte, si un gangster possède ce tatouage, il montre qu’il n’a pas peur de la mort ». Wiz Khalifa, Lil Wayne, Chris Brown, ou encore Lil Romeo en arborent.

Il n’est pas rare de voir d’autres symboles de gangsters sur le corps des rappeurs, comme les armes, les couronnes, les croix, ou d’autres dessins relatifs à la religion. « Comme les rockers et les adeptes des musiques électroniques, les rappeurs se sont appropriés le tatouage pour sa valeur anti-conventionnelle. Cependant, l’iconographie privilégiée au sein de ces diverses musiques est différente. Dans le rap, c’est surtout le lettrage et les icônes religieuses, originellement inspirés des gangs latino-américains, qui prédominent, explique la sociologue, Valérie Rolle. Dans le rock, cela a plutôt été des symboles qui jouent avec les tabous de nos sociétés occidentales (la mort, le malin), alors que dans la techno, le tribal a davantage été préféré. Les motifs de tatouage choisis, pour individuels qu’ils soient, renvoient ainsi toujours à l’appartenance de groupes sociaux, qui revendiquent eux-mêmes des filiations faisant partie du récit identitaire que le groupe s’est construit. » S’il est inspiré par l’univers des gangs, le rappeur n’en reste pas moins un musicien.

La musique dans la peau

« Mon premier tatouage, je devais avoir 22 ans. Je l’ai fait à New York, à Brooklyn. C’est un gorille que j’ai là (épaule droite) avec écrit B2Zoo », a répondu Booba dans une interview accordée à Canal Street, en 2011. Pseudonyme, nom d’album, groupe, ou même label, l’un des premiers tatouages du rappeur fait référence à la musique. Il se fait graver son identité artistique pour ne former qu’un avec son identité personnelle. Sinik, par exemple, s’est fait tatouer son pseudo sur la main gauche, tandis que Rick Ross et Seth Gueko ont choisi les phalanges. « Y a toujours ce problème de la recherche de la symétrie pour les tatouages. Et Seth sur une main a plus tard emmené Guex sur l’autre, a indiqué le rappeur français à Konbini. J’aime aussi beaucoup le groupe Mobb Deep, qui m’a vachement inspiré, et ils avaient fait aussi “Mobb Deep” sur les doigts. J’avais envie de faire le mien, personne l’avait fait dans le rap français. »

The Game a préféré le cou pour apposer son blaze, tandis que d’autres ont choisi des zones moins visibles, du moins, une fois habillés. C’est le cas de 2Pac avec son pseudonyme sur le pectoral gauche ; de Wiz Khalifa, qui a marqué « Khalifa » sur le haut de son dos, mais aussi « Wiz Khalifa » sur le biceps droit ; d’Asap Rocky qui s’est fait tatouer « Asap » sur la partie droite de ses abdos ; de Waka Flocka qui a fait graver Waka Flocka Flame sur ses abdos, tout comme Soulja Boy qui a choisi la même zone pour son pseudo.

Si l’on connaît un rappeur c’est aussi, et surtout, pour ses titres. Les litres d’encre qu’il utilise pour écrire des textes, et le temps qu’il passe à concrétiser un projet, font partie des étapes marquantes de sa carrière. Certains n’hésitent pas à immortaliser l’intitulé de leurs plus grands titres ou de leurs albums sur le corps. The Game s’est fait tatouer « Hate it or love it » sur le haut de la poitrine, un titre qu’il a interprété avec 50 Cent. Rappelons que le morceau a connu un tel succès, qu’il a reçu en 2006 le Grammy Award de la meilleure chanson rap. Le rappeur français Nessbeal a fait graver « BECT » sur le bras gauche, en référence à l’un de ses titres, mais aussi un crâne portant une couronne, sur sa main droite, accompagné du sigle « R.S.C » en référence à son album Roi Sans Couronne. On peut également évoquer Booba et Seth Gueko qui ont quasiment un tatouage pour chacun de leur album. Booba arbore ainsi un « 0.9 » sur les abdos, un lion ailé sur le coude en référence à la pochette de Nero Nemesis, ou un « OS » sur le cou pour Ouest Side. Sur les épaules de Seth Gueko, on peut lire un « Professeur punchline », sur le haut de sa poitrine un « Drive by en caravane », ou encore sur son dos un « Bad Cowboy ».

Pour d’autres encore, musique rime avec groupe ou label. Certains rappeurs se sont forgés une identité artistique autour d’autres personnes. Par le tatouage, ils s’affirment en tant qu’entité. Joey Starr a par exemple gravé « NTM » sur l’arrière de son crâne, le nom du célèbre duo qu’il a formé avec Kool Shen, et avec lequel il a lancé sa carrière. Eminem a choisi de se faire tatouer sur chacun de ses bras, « D » et « 12 », en référence au groupe D12, qu’il a fondé en 1996. 50 Cent arbore, lui, un « G-Unit » sur le bas du dos. Côté label, Booba s’est fait tatouer « 45 » sur le cou, en hommage au label indépendant 45 Scientific, qu’il a fondé en 1999 avec le rappeur Ali.

On peut également évoquer Lil Wayne et son tatouage « Cash Money » sur le ventre : le nom du label de Birdman pour lequel il a travaillé. Mais aussi « YM » sur son cou : le logo de son propre label Young Money, qui n’est autre que la filiale de Cash Money. Le rappeur new-yorkais Diddy a inscrit « Bad Boy » sur son biceps droit, en référence au label qu’il a créé en 1993, et qui regroupait Notorious B.I.G. entre autres. Le rappeur français Nessbeal s’est, lui, fait tatouer « Verbal » et « Brolik » sur chacun de ses bras, en hommage au label qu’il a créé.

Appartenance territoriale

Qu’il représente un quartier, une ville ou un département, le territoire d’appartenance est sur tous les corps des rappeurs. Bien souvent lié à son enfance ou à ses origines, il peut être une simple rue, à l’instar de Lil Wayne qui s’est fait tatouer « Apple » et « Eagle » sur le ventre, le nom des deux rues (qui se croisent) de son enfance situées à la Nouvelle-Orléans. Ou tout simplement un quartier ou une ville d’origine. Lil Wayne semble par exemple très attaché à la Nouvelle-Orléans puisqu’il possède d’autres tatouages en référence à la ville : une fleur de lys (le symbole) sur le côté droit du visage ; le nombre 17, sur le côté gauche du visage et sur l’abdomen, qui représente le 17ème arrondissement (17th ward) de la Nouvelle-Orléans : son quartier d’enfance ; ou encore « 504 » sur son bras droit, qui est l’indicatif téléphonique local (area code) de la ville.

Drake, qui vient de Toronto (Canada), a également choisi de se faire tatouer l’indicatif régional de sa ville, le 416, sur le flanc droit. Mais aussi la CN Tower de Toronto sur son triceps gauche : une sorte d’antenne-relais aussi symbolique que la tour Eiffel ; ainsi qu’une rose des vents, sur le biceps gauche, avec la lettre E qui signifie East Side : la côte Est de Toronto, son quartier d’origine. The Game s’est fait tatouer sur l’abdomen « Compton », le nom de sa ville d’origine (comté de Los Angeles), ainsi que l’inscription « LA », sur le côté droit du visage, en référence à Los Angeles. Wiz Khalifa s’est fait marquer le nombre 412 sur la poitrine, qui correspond à l’indicatif régional de Pittsburgh, en Pennsylvanie, la ville de son enfance. Côté Français, Sinik s’est fait tatouer sur le biceps gauche « Hautes Bergères », son quartier d’enfance situé dans la ville des Ulis, en Essonne, tandis que Seth Gueko a, lui, choisi un tatouage portant les inscriptions « SOA » en hommage à sa ville d’origine : Saint-Ouen-l’Aumône (Val-d’Oise).

Il existe autant de sentiments d’appartenance à un territoire que de rappeurs. Mais en dehors du quartier ou de la ville d’origine, le département revêt toute son importance chez les Français. Sinik s’est fait tatouer « 91 » sur la main droite, en référence à l’Essonne. Nessbeal a choisi de se faire marquer « 94 » sur l’avant-bras gauche pour le Val-de-Marne, Booba s’est fait tatouer « 92 » sur le deltoïde gauche pour les Hauts-de-Seine, Seth Gueko a choisi d’inscrire un « 9 » et un « 5 » sur chaque pouce, ce qui donne le département du Val-d’Oise. Quant à Joey Starr, il a choisi de se faire tatouer sur le dos « 93 NTM » en référence à son département d’origine : la Seine-Saint-Denis.

Fresque identitaire

« Quand tu regardes mes tatouages tu comprends une bonne partie de ma vie : qui je suis, d’où je viens, ce que j’aime, ce que je représente, et ce dont je suis fier », analyse Sinik, qui s’est fait tatouer avant tout pour la symbolique. Sur son avant-bras droit par exemple : « Inès 3 mars 2009 », le prénom et la date de naissance de sa fille. Au-delà du côté esthétique, ou de l’image bad boy qu’il renvoie, le tatouage du rappeur symbolise une étape marquante de sa vie. Son corps devenant une véritable fresque identitaire.

« Depuis le processus de redéfinition du tatouage comme une forme d’expression individuelle de soi, se tatouer relève aussi bien d’une démarche personnelle (marqueur d’un passage de vie, qu’il s’agisse d’un souvenir heureux ou de la perte d’un être cher) qu’artistique (tatouage customisé, qualité graphique et technique), détaille la sociologue, Valérie Rolle. Cela signale l’existence d’une nouvelle norme autour de la pratique, à laquelle les rappeurs n’échappent pas. Tant que le tatouage exprime une histoire de vie et répond à certaines conventions esthétiques, il reste acceptable même si c’est toujours son aura rebelle qui motive les enthousiastes. »

Comme un second support pour ancrer ses paroles, le corps du rappeur tatoué en dévoile autant que ses textes. « Ça permet d’exprimer ses idées sans forcément les gueuler à voix haute, c’est revendicatif, souligne Sinik. C’est un peu comme mes chansons. Il y a des thèmes que je voulais absolument développer pour marquer le coup. Les tatouages c’est pareil, tu choisis un thème de ta vie et tu le graves quelque part.»

Une convention sur le tatouage et le rap en France ? Sinik rêverait d’en créer une. « Il existe une culture hip hop qui ne sent pas forcément représentée par l’univers rock, qui était là bien avant nous, estime le rappeur. C’est à nous de se faire une place, peut-être en organisant nous-mêmes des événements avec des Dj et une ambiance hip hop. » Le rendez-vous est pris. – N.B.

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